CHANGEONS DE VOIE, LES LECONS DU CORONAVIRUS, d’Edgar Morin avec Sabah Abouessalam, Denoël, paru le 17 juin 2020

« Il est temps de « Changer de Voie » pour une protection de la planète et une humanisation de la société. »

Edgar Morin débute sa réflexion sur le modèle de Gabriel García Márquez*, par un préambule intitulé : Cent ans de vicissitudes, marquant par-là son ancrage dans le temps – Morin aura cent ans en 2021– et dans la pensée complexe. Né mort en 1921 au décours de la grippe espagnole, Edgar Morin traverse le 20e siècle pour, aujourd’hui, prêter le recul de son regard sur le 21e : « Je suis une victime (indirecte) de l’épidémie de grippe espagnole (…) Quatre-vingt-dix-neuf ans plus tard, c’est le coronavirus, descendant indirect de la grippe espagnole (H1N1), qui vient me proposer le rendez-vous raté à ma naissance. »

Interrogation

Ce rendez-vous s’intitule Changeons de voie, les leçons du coronavirus**. Comment un minuscule virus dans une très lointaine ville de Chine a-t-il déclenché le bouleversement du monde ? Edgar Morin s’interroge surtout sur la capacité des humains à réagir : « L’électrochoc sera-t-il suffisant pour faire enfin prendre conscience à tous les humains d’une communauté de destin ? Pour ralentir notre course effrénée au développement technique et économique ? »

Nous sommes aujourd’hui confrontés à de nouvelles perspectives : de grandes incertitudes et un avenir imprévisible. Ce à quoi l’humanité actuelle – qui vit à flux tendu – ne s’est pas préparée : « Il est temps de Changer de Voie pour une protection de la planète et une humanisation de la société. »

15 leçons

Morin tire des leçons de la crise que nous venons de vivre et de l’inimaginable – et inédit – confinement de plus de la moitié de l’humanité pendant trois mois : leçon sur nos existences ; sur la condition humaine ; sur l’incertitude de nos vies ; sur notre rapport à la mort ; notre civilisation ; le réveil des solidarités ; l’inégalité sociale dans le confinement ; la diversité des situations et de la gestion de l’épidémie dans le monde ; la nature de la crise ; la science et la médecine ; l’intelligence ; les carences de pensée et d’action politique ; les délocalisations et la dépendance nationale ; la crise de l’Europe ; la crise de la planète.

« Incertitude » est certainement le mot-clé de toutes ces interrogations car avec ce virus nous ne savons rien de lui comme nous. Comment vivre avec une prévision à 15 jours ? (c’est le juste leitmotiv des épidémiologistes, totalement antinomique de l’injonction « flux tendu » du consumérisme) Comment – avec cette prévision limitée – penser la vie, l’histoire personnelle, la politique, l’économie, le social, le planétaire ? Cette remise en question est aujourd’hui indispensable pour permettre le « virage de bord » dont l’humanité a urgemment besoin : « Car toute vie est une aventure incertaine : nous ne savons pas à l’avance ce que seront notre vie professionnelle, notre santé, nos amours, ni quand adviendra, bien qu’elle soit certaine, notre mort. »

Cette brutale pandémie a soudain modifié notre rapport à la mort : « La modernité laïque avait refoulé à l’extrême le spectre de la mort, que seule la foi des chrétiens en la résurrection exorcisait (…) soudain le coronavirus a suscité l’irruption de la mort personnelle, jusqu’alors reportée au futur, dans l’immédiat de la vie quotidienne. » Morin reprend cette réalité, si bien soulignée par Philippe Ariès, de la disparition de la mort dans l’espace urbain contemporain. Or, « tous les jours nous avons compté les morts, ce qui a entretenu, voire accru, la crainte de son immédiateté… » avec cette terrible réalité sanitaire qui a empêché les rituels nécessaires à l’inscription sociale de la disparition. « Le défaut de cérémonie consolatrice a fait ressentir, y compris au laïc que je suis, le besoin de rituels qui font intensément revivre en nos esprits la personne morte et atténuent la douleur dans une sorte d’eucharistie. »

Vertus

Cette épreuve inouïe a cependant des vertus : elle a réveillé la mémoire (oubliées les grandes épidémies du Moyen Âge, les crises économiques ; en être tout-puissant, l’« homme » pensait avoir dominé la nature) Elle a réveillé les solidarités ( devant l’épreuve générale, de partout les solidarités endormies ont combattu l’individualisme égoïste), éclairé sur la diversité des situations humaines et des inégalités, sur les in-certitudes scientifiques. Il nous faut aujourd’hui relever les défis qui se posent à l’humain : défi d’une mondialisation en crise, défi existentiel, politique, numérique, écologique, économique. Le danger, si on ne relève pas ces défis, est celui d’une grande régression intellectuelle, morale et démocratique.

 

Changer de Voie

Morin propose une voie et non une révolution (« les révolutions ont souvent produit une oppression contraire à leur mission d’émancipation ») une Voie politique–écologique–économique–sociale, qu’il a déjà détaillée en 2011 dans son livre La Voie***. Cette nouvelle voie nécessite une gouvernance de concertation (État, collectivité, citoyen), une démocratie participative, un éveil citoyen mais aussi, et de façon préalable, « une politique qui conjugue mondialisation et démondialisation, croissance et décroissance, développement et enveloppement. » Ces apparentes antinomies doivent pouvoir être des voies d’ouverture. Morin aime confronter des couples d’idées trop facilement opposées et qui trouvent leur aboutissement dans la complémentarité. On le voit dans la nature, c’est dans l’entraide et la coopération que les espèces cohabitent, que les biotopes s’épanouissent, que l’équilibre se constitue.

C’est un propos d’espérance que nous offre Edgar Morin avec sa très fine analyse de nos « faillances » et défaillances. On parlait autrefois de « faillance de cœur » quand le courage faisait défaut. C’est du courage aujourd’hui qu’il faut à l’humain pour s’engager dans cette nouvelle Voie.

 

Edgar Morin est aujourd’hui l’un des rares penseurs français ayant ce grand recul, dans le temps évidemment (lire ses incontournables mémoires : Les Souvenirs viennent à ma rencontre****), et surtout dans la réflexion à travers les outils qu’il a façonnés, notamment sa Méthode*****, pour nous permettre une réflexion juste sur l’objet complexe que représente l’humain dans son évolution sur-naturelle.

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article le Monde 20 novembre 2020

Assassinat de Samuel Paty : pour Edgar Morin, « le plus dangereux est que deux France se dissocient et s’opposent »

Par Nicolas Truong

ENTRETIEN« Cette affaire amplifie le développement de la pensée manichéenne, unilatérale, réductrice », déplore le sociologue et philosophe, dans un entretien au « Monde ». Analysant le raidissement des antagonismes entre deux France – l’une humaniste, l’autre identitaire –, il explique comment y résister.

Le sociologue Edgar Morin, à Montpellier, le 13 mars 2019. PASCAL GUYOT / AFP

Directeur de recherche émérite au CNRS, récompensé par trente-huit doctorats honoris causa dans le monde entier, le sociologue et philosophe Edgar Morin, né en 1921, a notamment écrit La Méthode (Seuil, 1977-2004) et Mes souvenirs viennent à ma rencontre (Fayard, 2019). Son dernier ouvrage, Changeons de voie. Les leçons du coronavirus (avec la collaboration de Sabah Abouessalam, Denoël, 160 p., 14,90 euros), donne des clés pour le « monde d’après ». Dans l’entretien qu’il accorde au Monde, il analyse les nouvelles fractures idéologiques qui traversent notre pays.

Dans la France de 2020, cinq ans après « Charlie Hebdo » et le Bataclan, on tue encore au nom d’un dieu. L’assassinat de Samuel Paty et la tuerie de Nice sont-ils le signe que l’histoire est en train de se répéter ?

Tout d’abord, il me semble important de me situer avant de considérer ces tragiques événements et de dire, comme il fut autrefois exigé, « d’où parle » l’auteur de cet entretien. En ce qui concerne les religions, je pense que les esprits humains créent les dieux qu’ils adorent et auxquels ils obéissent. Je suis, comme on dit, agnostique. Ou, plutôt, je crois que l’univers comporte un mystère qui échappe aux capacités de nos esprits. Je considère la Bible, fondement des trois religions juive, chrétienne et musulmane, comme un tissu de légendes et de mythes ; mi-légendaires mi-historiques sont également les Evangiles et le Coran. J’admire Jésus sans croire en sa résurrection.

Quand les religions sont toutes-puissantes, comme aujourd’hui en Iran ou en Arabie saoudite, j’exècre leur haine des impies, des croyants autres, des non-croyants. J’exècre les interdits qu’elles imposent, notamment aux femmes. Ce fut le cas du judaïsme dans le passé et ça l’est encore pour ses orthodoxes. Ce fut le cas du christianisme pendant des siècles. C’est encore le cas en de nombreux pays de l’islam.

« Je suis pour la liberté des femmes qui se dévoilent en Iran et pour la liberté des femmes qui se voilent en France »

Je ne confonds pas pour autant islam et djihadisme : entre le pieux musulman et le fanatique meurtrier, comme entre François d’Assise et Torquemada, il y a tout un monde extrêmement divers. Le mot « islamisme » occulte cette diversité pour n’y voir que prosélytisme et refus de démocratie et de laïcité. Certes, la charia est incompatible avec les lois d’une République laïque. Mais la majorité des musulmans de France accepte les lois républicaines et les croyants sont d’autant plus pacifiques qu’ils pensent candidement que leur religion est une religion de paix.

L’islam paraît aux Français comme une religion exogène, ce qu’elle est du fait de son origine et de sa langue arabe. Mais c’est en même temps une religion totalement judéo-chrétienne, fondée sur le récit biblique et intégrant Jésus comme prophète.

Lire cette tribune de 2016 :Edgar Morin : « Eduquer à la paix pour résister à l’esprit de guerre »

J’ai horreur de tout fanatisme meurtrier comme celui qui a sévi au XXe siècle et renaît sous des formes religieuses traditionnelles. J’aime discuter avec les croyants, mais je n’aime pas les offenser ; ne pas offenser ni humilier est mon credo éthique à valeur universelle : le respect d’autrui me demande de ne pas bafouer ce qui est sacré pour lui, mais je me donne le droit de critiquer ses convictions. Le respect de la liberté comporte ma liberté de parole.

J’ai ressenti combien pouvait être douloureuse pour les peuples indiens assujettis des Amériques la profanation par les conquérants de leurs lieux sacrés. En revanche, quand la religion est toute-puissante et condamne comme blasphématoire toute non-obéissance – comme le refus du chevalier de la Barre de saluer une procession religieuse ou la fatwa des ayatollahs contre Salman Rushdie –, je me sens du côté des condamnés.

D’où cet apparent paradoxe : je suis pour la liberté des femmes qui se dévoilent en Iran et pour la liberté des femmes qui se voilent en France. Voilà « d’où je parle » : ni islamiste ni gauchiste, mais montaigniste et spinoziste. Aussi je souhaite que nous regardions la situation dans toute sa complexité. Ce qui n’atténue en rien la condamnation du fanatisme meurtrier des djihadistes islamistes.

Que pensez-vous de la republication des caricatures de Mahomet et de leurs usages, notamment pédagogiques, politiques et idéologiques ?

Récapitulons : les caricatures de Mahomet sont une invention non pas française, mais danoise. Ces caricatures établissent un lien ombilical entre le prophète fondateur de l’islam, révéré par les musulmans pieux, et les terroristes djihadistes d’aujourd’hui, ce qui est pour le moins contestable. Elles n’ont pas été reproduites dans des pays libéraux comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, ni dans les pays comme l’Italie ou l’Espagne, dont les lois prohibent les insultes à la religion.

La publication des caricatures de Mahomet, même si elle est blasphématoire pour de pieux musulmans, est licite en France, et le droit au blasphème fait partie de nos libertés. Charlie Hebdo est le continuateur, voire l’amplificateur, d’une tradition anticléricale et libertaire française qui a été salubre tant que l’Eglise avait forte puissance sur notre société. Cet antichristianisme s’est atténué avec l’acceptation de la laïcité par l’Eglise, et il est devenu aujourd’hui caduc. L’hebdomadaire satirique a reproduit ces caricatures en 2006, suscitant des réactions laudatives et des réactions critiques, dont une plainte d’associations musulmanes qui est rejetée en procès, en 2007. En 2011, les locaux de Charlie subissent un incendie criminel, puis celui-ci s’oublie.

Les attentats de 2015 changent à la fois le sens de l’hebdomadaire et celui des caricatures : Charlie n’est plus feuille satirique mais devient symbole de la liberté d’expression ; les journalistes assassinés deviennent, à juste titre, des martyrs de la liberté ; les caricatures danoises deviennent patrimoine national français.

Lire cet entretien de 2015 :Edgar Morin : « La France frappée au cœur de sa nature laïque et de sa liberté »

Puis, à l’occasion du procès des assassins de Charlie, l’hebdomadaire décide de republier les caricatures. Cette republication devient l’exemple même de la liberté française, et leur diffusion devient défense salutaire de l’esprit critique.

Un professeur d’histoire épris de liberté pense qu’elles peuvent aider à susciter l’esprit critique de ses élèves. Cela provoque, au départ, peu de réactions, à part la plainte d’un père musulman et un apaisement apparemment réussi par la directrice. Mais un prédicateur de mosquée vient souffler sur une braise et la renflamme jusqu’à susciter chez un jeune Tchétchène le geste djihadiste terrifiant de la décapitation.

Cet assassinat suscite une immense émotion chez les enseignants et dans toute la société. Elle déchaîne les dénonciateurs du « laxisme officiel » et de la complaisance islamo-gauchiste (notion imaginaire qui unit en elle deux termes considérés comme horrifiques). Emmanuel Macron réaffirme la valeur fondamentale de la liberté républicaine et termine son propos, selon la version alors donnée par les médias, par la promesse que la France prendra la défense des caricatures, comme s’il s’agissait d’un devoir national. Ces propos ont été démentis et atténués par le président dans un récent entretien à la chaîne de télévision arabe Al-Jazira, où il affirme comprendre que les caricatures puissent choquer.

Après le choc de ces attentats et leur condamnation unanime, la critique de la transformation des caricatures danoises en emblème de l’identité française commence à se manifester. Est-ce légitime ?

L’horreur de la criminelle décapitation du professeur Paty, après celle des assassinats de Charlie Hebdo, a occulté, par son évidence, sa cruauté et sa folie, toute une part de la réalité d’où elle a surgi. Cette horreur inhibe toute tentative de réflexion et de contextualisation, comme si la compréhension portait en elle le vice de la justification. Or il ne faut pas oublier que de telles caricatures choquent les musulmans pieux. Pire, elles ont suscité des folies meurtrières.

Enfin, leur officialisation a provoqué de délirantes et innombrables manifestations antifrançaises dans le monde islamique. Il y a certes des cas où l’on doit braver l’incompréhension étrangère, mais il y a aussi des cas où il vaut mieux ne pas la susciter ou l’exciter, surtout en des temps de tensions internationales extrêmes.

« Malheureusement, comme en 1914, en 1933, en 1940, puis comme à chaque délire collectif, il y a des philosophes au premier rang de l’hystérie »

Il faut être attentif aux effets pervers d’actes à intention salutaires. Il y a parfois contradiction entre liberté et responsabilité de parole ou d’écrit. Nous sommes dans un de ces cas, et nous devons savoir que le choix comporte un risque. Il y a parfois coïncidence entre responsabilité et irresponsabilité ; ainsi, il me semble irresponsable de prendre la responsabilité d’assumer comme vérité de la liberté française la propagation à l’infini de caricatures danoises.

Selon ma conception, que je développe dans le tome V de La Méthode, l’éthique ne peut se borner aux bonnes intentions. Elle doit avoir le sens des conséquences de ses actions, qui souvent sont contraires aux intentions. Et surtout, toute décision prise dans un contexte incertain ou conflictuel comporte un risque d’effets contraires. Aussi les caricatures ne peuvent être jugées seulement selon les intentions libératrices ou libertaires de leurs auteurs et diffuseurs, mais aussi selon les possibilités de leurs néfastes ou désastreuses conséquences.

La liberté d’expression ne saurait exclure toute prévoyance des malentendus, incompréhensions, conséquences violentes ou criminelles qu’elle peut provoquer. Est-ce que ces caricatures peuvent aider des êtres pieux et croyants à mettre en doute leur croyance ? Nullement. Est-ce qu’elles peuvent contribuer à affaiblir le djihadisme ? Nullement.

On a entendu des essayistes et des polémistes, mais aussi des ministres, soutenir que l’« islamo-gauchisme » armait intellectuellement le terrorisme. La charge est-elle justifiée ? Et pourquoi une telle offensive idéologique ?

Ce qui est terrible, c’est que cette affaire amplifie le développement de la pensée manichéenne, unilatérale, réductrice. Toute résistance à une islamophobie croissante devient signe abject d’islamo-gauchisme – lequel a cette particularité de n’être ni partisan de l’islam ni gauchiste –, voire de complicité avec les assassins. Malheureusement, comme en 1914, en 1933, en 1940, puis comme à chaque délire collectif, il y a des philosophes au premier rang de l’hystérie.

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Le plus dangereux est que, comme il est plusieurs fois arrivé dans le passé, deux France se dissocient et s’opposent ; dans le cas heureux, comme au début du XXe siècle, une France républicaine et laïque a vaincu la France monarchiste, catholique et conservatrice ; dans le cas malheureux, comme en 1940, une France réactionnaire s’est imposée à la faveur du désastre militaire.

Le confinement impose une mise provisoire au réfrigérateur du conflit, qui, sinon, risque d’exploser dans le pays. Qu’adviendra-t-il après le déconfinement ? Quelle nouvelle décomposition et recomposition politique ? Deux France s’affrontent déjà en paroles : la France identitaire et la France humaniste. Tout cela mérite non imprécation, mais examen et réflexion.

L’affrontement de deux Amérique peut-il préfigurer un conflit entre deux France lors de la prochaine présidentielle ?

A l’heure où je vous réponds, nous ne savons pas si, après la victoire de Joe Biden, Donald Trump va tenter un coup de force pour sauver son siège. Les tensions sont énormes aux Etats-Unis, et je ne sais s’il y aura déflagration ou lente pacification.

De ce côté-ci de l’Atlantique, pour le moment, les deux France ne sont pas encore cristallisées, et il va y avoir des décompositions et recompositions politiques. Je vois bien la possibilité d’une politique de salut public, qui réunirait des bonnes volontés de tous bords pour une nouvelle voie économique, sociale, écologique, mais je ne la vois incarnée jusqu’à présent ni en une organisation ni en un leader.

Je vois, à gauche, des tentatives de regroupements brouillonnes. En revanche, je vois la possibilité du surgissement d’un outsider pour représenter l’ordre et la discipline, c’est-à-dire l’autre France, comme le général Pierre de Villiers. Mais rien n’est joué, et bien des choses nous surprendront l’année prochaine.

Comment éviter cette dislocation ?

J’ai, dans mon adolescence, adhéré à un petit parti, le Mouvement des étudiants frontistes, qui promouvait la lutte sur deux fronts : à la fois contre le fascisme et contre le stalinisme. Après ma conversion au communisme sous l’Occupation, puis ma déconversion au bout de six années, je me vois à nouveau lutter sur deux fronts : contre le communisme soviétique et contre le colonialisme européen. Depuis des décennies, j’essaie de résister à deux barbaries apparemment opposées : la barbarie venue du fond des temps historiques de la haine, de la domination, du mépris et la barbarie froide et glacée issue de notre civilisation, celle de l’hégémonie du profit effréné et du calcul. J’ai pu résister à l’hystérie de la guerre où tout Allemand était criminalisé, puis à l’hystérie stalinienne où toute critique du communisme était criminalisée, et je peux résister aux nouvelles hystéries.

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Dans les conditions de la France actuelle, je sens la nécessité de lutter sur deux fronts : celui de la résistance à la xénophobie, aux racismes, à l’islamophobie, à l’antisémitisme, qui sont des barbaries de civilisation moderne, et celui de l’action contre les fanatismes meurtriers qui portent en eux toute la vieille barbarie. Cette action comporte évidemment la répression de la violence meurtrière, mais elle comporte aussi la prévention qui elle-même comporterait une politique des banlieues, une réduction des inégalités sociales et économiques, et une éducation humaniste régénérée.

Que faire, plus particulièrement dans les écoles, sur le terrain pédagogique ?

C’est dans ce sens que j’ai proposé, depuis les débuts du terrorisme islamiste, d’intégrer dans les programmes scolaires les préliminaires indispensables à l’esprit critique. Le premier est l’esprit interrogatif. Celui-ci est très présent chez les enfants mais peut s’atténuer avec l’âge. Il est nécessaire de l’encourager.

L’esprit interrogatif étant stimulé, il convient d’encourager l’esprit problématiseur. L’esprit problématiseur met en question des évidences qui semblent absolues, soit à notre perception naturelle, comme la course du Soleil autour de la Terre, soit qui nous sont imposées par la culture et la société, comme la légitimité d’un pouvoir dictatorial, la croyance en une supériorité raciale. Rappelons que la vertu essentielle de la Renaissance européenne fut de problématiser le monde, d’où la science, de problématiser Dieu, d’où l’essor de la philosophie, de problématiser tout jugement d’autorité, d’où l’esprit démocratique ou citoyen. C’est dans cette problématisation qu’est l’essence de la laïcité.

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L’esprit critique suppose donc la vitalité de l’esprit interrogatif et de l’esprit problématiseur.
Il suppose aussi l’autoexamen, que l’enseignement doit stimuler, afin que chaque élève accède à une réflexivité qui elle-même permette l’autocritique ; l’esprit critique sans esprit autocritique risque de verser dans une critique incontrôlée de ce qui nous est extérieur. Que serait un esprit critique incapable d’autocritique ?

L’esprit critique suppose nécessairement un esprit rationnel, c’est-à-dire capable d’appliquer induction, déduction et logique dans tout examen de faits ou de données. L’esprit rationnel suppose non moins nécessairement la conscience des limites de la logique face à des réalités qui ne peuvent être reconnues qu’en acceptant des contradictions ou qu’en associant des termes antagonistes.

L’esprit critique ainsi nourri de tous ces préliminaires peut et doit librement s’exercer, mais il doit comporter aussi l’aptitude à la critique de la critique quand celle-ci devient intempérante ou ne porte que les seuls mauvais aspects de phénomènes, réalités ou idées. Enfin, l’enseignement de l’esprit critique doit accepter que celui-ci porte sur l’enseignement lui-même. Ainsi, l’esprit critique comporte toute une infrastructure intellectuelle, laquelle est généralement ignorée.

Ce sont des réformes considérables, à commencer par la réforme de la pensée. Avez-vous quelque espoir qu’elles puissent être réalisées ?

Comme je vous l’ai dit, la conjoncture est régressive, tous les antagonismes se renforcent les uns les autres. Je n’ai cessé de rappeler que les deux décennies précédentes comportaient de graves régressions politiques, économiques, sociales, éthiques et intellectuelles : crise généralisée de la démocratie, nouvelles persécutions des minorités religieuses (Chine, Inde) hégémonie du profit, ravages économiques suscitant des révoltes populaires – toutes réprimées, comme en Algérie et en Biélorussie –, domination d’un type de pensée fondée sur le calcul et l’hyperspécialisation, qui rend incapable de concevoir et comprendre la complexité des problèmes humains, aussi bien individuels que nationaux et planétaires.

On ne sait si la nouvelle présidence américaine atténuera l’antagonisme Etats-Unis – Chine comme l’affrontement entre la coalition Etats-Unis – Israël – Arabie saoudite et l’Iran des ayatollahs. Mais la Turquie est devenue une puissance interventionniste islamiste en Méditerranée. La Chine impériale détruit l’autonomie de Hongkong et entre en conflit avec l’Inde. Une guerre ethno-religieuse s’est déclenchée entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. La crise de la nation plurielle libanaise n’arrive pas à susciter un sursaut salvateur. La course aux armements se déchaîne partout. L’Europe n’arrive pas à surmonter ses désunions.

« J’ai vécu le somnambulisme dans la marche au désastre des années 1930. Aujourd’hui, les périls sont tout autres, mais un nouveau somnambulisme nous assujettit »

Les espoirs d’un grand réveil écologique, d’une grande réforme de la mondialisation, qui a créé une interdépendance généralisée sans aucune solidarité, décroissent partout. Il y a retombée, non pas dans un statu quo antérieur, mais dans un processus de régression. Très minoritaire est l’élan vers une renaissance de la pensée politique qui indiquerait une nouvelle voie démocratique-économique-écologique.

En revanche, les manichéismes et fanatismes progressent, les nationalismes et racismes s’exacerbent. En même temps, le réchauffement climatique accroîtra la crise de la biosphère, qui accroîtra la crise de l’humanité. Nous sommes effectivement dans une crise planétaire géante, à la fois biologique, économique, civilisationnelle et anthropologique, qui affecte toutes les nations et toute l’humanité.

Lire l’entretien :Edgar Morin : « Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien »

Or, je l’ai souvent dit : une crise suscite d’une part imagination créatrice de nouvelles solutions, d’autre part peurs et angoisses, qui favorisent les régressions et les dictatures. Si la grande régression se poursuit, nous allons vers des systèmes postdémocratiques disposant des moyens multiples de contrôle des individus, désormais offerts par les techniques selon le modèle pratiqué déjà par la Chine.

Le cours probable des événements est suprêmement inquiétant. On ne peut même écarter l’hypothèse d’une conflagration se généralisant à partir d’un accident du type Sarajevo, comportant des guerres de type nouveau menées par ordinateurs, piratages des réseaux des nations ennemies, batailles de robots et, pire, missiles nucléarisés. Mais l’improbable peut changer le cours de l’histoire.

Pouvons-nous faire advenir l’improbable en France ?

Je crois en la nécessité d’organiser et de fédérer des oasis de résistance de vie et de pensée, de continuer à montrer la possibilité de changer de voie, de ne pas sombrer nous-mêmes dans les vices de pensée que nous dénonçons. J’ai vécu le somnambulisme dans la marche au désastre des années 1930. Aujourd’hui, les périls sont tout autres, mais non moins énormes, et un nouveau somnambulisme nous assujettit. Selon la formule d’Héraclite : « Eveillés, ils dorment. »

Edgar Morin, éternel franc-tireur de la vie des idées

Si la vie continue de lui sourire, le 8 juillet 2021, Edgar Morin fêtera son corps-à-corps avec le siècle. Le sociologue de la « complexité » aura alors 100 ans. Et n’aura cessé de vivre autant que de penser les événements. Une façon de prendre part aux soubresauts de l’histoire qui commence dans la Résistance, lorsqu’il rejoint, en 1942, le Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés qui allait fusionner avec l’organisation dirigée par François Mitterrand. Edgar Nahoum, issu d’une famille juive originaire de Salonique (Grèce), devient « Morin » suite à une méprise : une camarade de l’armée des ombres de Toulouse transforma son pseudonyme de « Manin », choisi en référence à un personnage de L’Espoir, d’André Malraux, en « Morin ».

Résistant, communiste de guerre qui fuit l’atmosphère de l’épuration et portraitiste d’une Europe en ruines, antistalinien exclu du Parti, Edgar Morin sera de tous les combats, de tous les endroits : à Baden-Baden après la chute du Reich (L’An zéro de l’Allemagne, 1946), dans les rues de Paris avec la caméra de Jean Rouch et le micro de Marceline Loridan afin de questionner le rapport au bonheur des Français qui se débrouillent comme ils peuvent avec la vie (Chronique d’un été, 1961), pour l’Algérie indépendante mais défendant l’honneur des messalistes contre le FLN, à l’université de Nanterre lors de la « brèche » de Mai 68, en Californie en plein mouvement hippie. Anthropologue de la mort, sociologue du temps présent, chroniqueur pour Le Monde du phénomène des « yé-yé », pionnier de l’ère écologique, philosophe de La Méthode (1977-2004) et prophète de la Terre-Patrie (1993), Edgar Morin est « mieux qu’un grand esprit », écrit son ami Régis Debray, il est « un grand vivant » (Cahiers de L’Herne n° 114, 2016).

Expert en « crisologie »

A 99 ans, Edgar Morin est confiné à Montpellier avec son épouse, la sociologue Sabah Abouessalam, qui a collaboré à l’écriture de Changeons de voie. Les leçons du coronavirus (Denoël, 160 p., 14,90 €). Rue Jean-Jacques-Rousseau, cela ne s’invente pas. Car si ce penseur de l’ère planétaire est avant tout un adepte de Spinoza (ce philosophe issu d’une famille marrane qui fut excommunié de la communauté juive d’Amsterdam), un admirateur de Montaigne et un lecteur passionné de Dostoievski, il rédigea à sa manière un nouveau contrat social (La Voie), des confessions (AutocritiqueMes démons, Les souvenirs viennent à ma rencontre), quelques Emile (La Tête bien faiteSept savoirs nécessaires à l’éducation du futur) et de nombreuses rêveries de promeneur solidaire.

Plébiscité dans le monde entier, mais franc-tireur de la vie des idées, il se fit des ennemis aussi, dont certains lui firent des procès. Ses deux livres de dialogues avec Tariq Ramadan, publiés avant la mise en examen de ce dernier pour viols, lui valurent d’être accusé, selon une rhétorique désormais bien rompue, d’« islamo-gauchisme ». S’il ne minore pas « la contradiction » entre le « discours religieux de pureté et de pudeur » du théologien musulman et « son comportement très profane de séducteur et, pire, selon les accusations, de macho dominateur » – car « toute religion a ses Tartuffe, et l’islam peut avoir les siens » –, Edgar Morin justifie sa discussion avec Tariq Ramadan en ce que son « influence sur la jeunesse musulmane pieuse fut positive en la détournant de Daech ». Constatant que « l’incertitude s’est accrue » avec la seconde vague de l’épidémie, Edgar Morin reste un expert en « crisologie », le penseur d’une crise sanitaire et planétaire qui le « stimule énormément ». Conscient d’avoir accumulé les années, confie-t-il aujourd’hui, il reste « fidèle à l’injonction de Rita Levi-Montalcini : “Donne de la vie à tes jours plutôt que des jours à ta vie.” »


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article 23/11/20 jean pierre DUPUY

23/11/20

Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé

Par Jean-Pierre Dupuy

PHILOSOPHE

Le « catastrophisme éclairé » théorisé il y a près de vingt ans par Jean-Pierre Dupuy est aujourd’hui l’objet de beaucoup de malentendus. Pour lui redonner son sens, il faut mener de front la critique des collapsologues et des «optimistes béats », dont les positions miroirs sont en réalité le plus sûr moyen de faire advenir la catastrophe. Ce qu’il faudrait, c’est combiner les deux démarches : annoncer un avenir nécessaire qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir.

La critique assez radicale que j’ai faite des collapsologues dans AOC a semble-t-il surpris voire choqué. On me tenait pour au moins aussi « catastrophiste » qu’eux. Ne me citaient-ils pas positivement ? Et voilà que je m’écarte d’eux en leur faisant la leçon, les accusant de discréditer la cause qu’ils entendent servir. En vérité, j’avais prévu en accord avec les éditeurs d’AOC d’équilibrer mon propos par un second article qui serait une critique non moins ace rbe de ceux que j’appelle les aveugles bienheureux, les optimistes béats, tous ceux dont l’anti-catastrophisme militant mène à nier l’évidence, à savoir que nous sommes engagés dans une course suicidaire.

Critique des « optimistes béats »

J’ai donc lu leurs ouvrages et en suis sorti consterné. La plupart sont si honteusement mauvais que ce serait leur faire trop d’honneur que de citer même leur titre[1] et le nom de leurs auteurs. Faut-il donc être ignorant, malhonnête et bête pour critiquer le catastrophisme ? La haine de l’écologie est-elle si pernicieuse qu’elle fait perdre tout sens critique et toute éthique professionnelle à des auteurs qui peuvent par ailleurs avoir des œuvres reconnues ?

Je m’empresse d’ajouter que toutes les critiques du catastrophisme ne sont pas de la même farine. Les plus solides représentent un défi sérieux pour tous ceux qui comme moi insistent pour regarder la terrible réalité en face tout en s’en tenant aux normes de la rationalité la plus exigeante[2].

Entre les collapsologues et les anti-catastrophistes, un jeu de miroirs s’est formé. Tout se passe comme si les collapsologues donnaient raison aux critiques les plus radicales du catastrophisme. S’ils n’existaient pas, les anti-catastrophistes les auraient inventés. L’homme de paille que ces derniers ont construit pour mieux l’incendier est devenu réel. Mais, comme toujours avec les extrêmes, des points de contact apparaissent. J’en vois au moins trois.

En premier lieu, toutes les parties en présence ont tendance à considérer qu’il n’y a qu’une forme de catastrophisme, à savoir une quelconque variante de la collapsologie. De la part des collapsologues, cela n’est pas pour étonner. Mais il en va de même de leurs critiques. Comme s’il ne pouvait pas exister un catastrophisme rationnel ou « éclairé ».

Le deuxième point de contact est l’incapacité des uns et des autres à penser le rôle paradoxal du prophète de malheur aujourd’hui. Tous ont repéré chez les fondateurs allemands du catastrophisme, Hans Jonas et Günther Anders, des citations comme celles-ci :
Hans Jonas : « La prophétie de malheur est faite pour éviter qu’elle ne se réalise ; et se gausser ultérieurement d’éventuels sonneurs d’alarme en leur rappelant que le pire ne s’est pas réalisé serait le comble de l’injustice : il se peut que leur impair soit leur mérite. [3] »
Günther Anders : « Si nous nous distinguons des apocalypticiens judéo-chrétiens classiques, ce n’est pas seulement parce que nous craignons la fin (qu’ils ont, eux, espérée), mais surtout parce que notre passion apocalyptique n’a pas d’autre objectif que celui d’empêcher l’apocalypse. Nous ne sommes apocalypticiens que pour avoir tort. Que pour jouir chaque jour à nouveau de la chance d’être là, ridicules mais toujours debout. [4]»

Au regard de cette philosophie, qu’ils citent mais ne respectent pas, on peut dire que les collapsologues ont renoncé à se battre pour éviter que « l’effondrement » ne se produise, jugeant que l’apocalypse est certaine et ne faisant rien pour l’empêcher.

Quant aux critiques du catastrophisme, trop souvent ils ne prennent pas la mesure de la tragédie qui est celle de l’éveilleur de conscience face à la catastrophe annoncée : s’il veut être efficace, et faire par sa parole que le malheur ne se produise pas, il doit être un faux prophète[5], au sens qu’il doit annoncer publiquement un avenir dont il sait qu’il ne se réalisera pas, et cela du fait même de cette parole[6].

Enfin, tant les catastrophistes mortifères que les aveugles satisfaits d’eux-mêmes accélèrent la marche vers l’abîme, les premiers en excluant que nous puissions l’arrêter, les seconds en tournant la tête ailleurs.

Comment donc analyser les implications du type de prophétie que préconisent Jonas et Anders ?

Notons qu’en soi, annoncer un avenir possible et désastreux de façon à modifier les comportements des gens et faire que cet avenir ne se réalise pas ne soulève aucun problème logique ou métaphysique particulier, comme le montre l’exemple massif de la prévention, à quoi on peut ajouter aujourd’hui la précaution, forte de son fameux principe. La prévention, lorsqu’elle s’exprime dans un discours public, annonce non ce que sera l’avenir, mais ce qu’il serait si les sujets ne changeaient pas leurs comportements. Elle n’a aucune vocation à jouer les prophètes.

Qu’est-ce donc qui fait qu’un prophète est un prophète ? C’est qu’il se présente comme annonçant le seul avenir qui sera, avenir qu’on peut appeler « actuel » aux sens latin et anglais du terme : « notre » avenir. La prophétie à la Hans Jonas pose alors un problème apparemment insurmontable, comme l’histoire de Jonas[7], le prophète biblique du VIIIe siècle avant JC, le montre magnifiquement.

« La parole de Yahvé advint à Jonas, fils d’Amittaï, en ces termes : “Debout ! Va à Ninive, la grande ville, et crie contre elle que leur méchanceté est montée devant moi.” Jonas partit pour fuir à Tarsis, loin de la Face de Yahvé. »

Dieu demande à Jonas de prophétiser la chute de Ninive qui a péché devant la Face de l’Éternel. Au lieu de faire son travail de prophète, Jonas s’enfuit. Pourquoi ? À ce stade, la question est sans réponse. Tout le monde sait la suite de l’histoire, l’embarquement sur le vaisseau étranger qui se rend à Tarsis (détroit de Gibraltar), la grande tempête punitive, le tirage au sort qui révèle la culpabilité de Jonas, celui-ci jeté par-dessus bord par les marins afin de calmer le courroux de Yahvé, le grand poisson miséricordieux qui l’avale et, finalement, après que trois jours et trois nuits se sont écoulés, le vomit sur la terre sèche.

Mais se rappelle-t-on la fin de l’histoire ? C’est là seulement que l’on comprend pourquoi Jonas a désobéi à Dieu. C’est que Jonas avait prévu, en tant que prophète efficace, ce qui allait se passer s’il faisait sa prophétie ! Ce qui se serait passé, c’est ce qui se passe maintenant, alors que Yahvé, pour la seconde fois, lui donne l’ordre de prophétiser la chute de Ninive et que cette fois, ayant compris ce qu’il lui en coûtait de désobéir, il obtempère. Les Ninivites se repentent, se convertissent, et Dieu leur pardonne. Leur cité sera épargnée. Mais pour Jonas, c’est un échec cuisant, qui le laisse tout « contrarié », nous dit le texte.

On peut dire de ce type de prophétie qu’elle est auto-invalidante de la même manière que l’on parle de prophétie auto-réalisatrice. Le prophète traditionnel, par exemple le prophète biblique, quelle que soit la nature de sa prophétie, est un homme public, en vue, doté d’un grand prestige, et tous prêtent grande attention à sa parole, qu’ils tiennent pour vraie. C’est tout le contraire du Troyen Laocoon ou de sa sœur Cassandre que le dieu avait condamnés à ne pas être entendus.

S’il veut être un vrai prophète, le prophète, en annonçant l’avenir, doit donc tenir compte de l’effet de sa parole sur le comportement des gens. Il doit annoncer un avenir tel que les réactions de ses auditeurs co-produisent l’avenir en question, ou, en tout cas, ne l’empêchent pas de se réaliser. C’est, ce qu’en mathématiques, logique et métaphysique, on appelle la recherche d’un point fixe. Ce type de point fixe n’est pas donné de l’extérieur (comme Dieu chez Leibniz, voir les travaux éminents du premier Michel Serres), il est une émergence produite par le système des relations entre le prophète et le peuple auquel il s’adresse. J’ai proposé l’expression « point fixe endogène » pour désigner ce type de point fixe[8].

En d’autres termes, le prophète prétend annoncer un futur fixe c’est-à-dire indépendant des actions des agents, un avenir destinal en somme, alors qu’il a en réalité tenu compte des réactions de son auditoire pour se caler en un avenir tel que, celui-ci une fois annoncé, les réactions des agents l’engendreront. Ce procédé fonctionne d’autant mieux que les agents ignorent qu’ils participent à un tel schème. Ils tiennent que la parole du prophète dit ce que sera l’avenir. Si le prophète s’est calé sur un point fixe, l’avenir devenu présent ne les démentira pas. Si, de plus, cet avenir est celui que le prophète voulait faire arriver, soit parce qu’il est bon soit parce qu’il évite un désastre, qui songera à soupçonner le prophète ? Il aura eu recours à un détour métaphysique pour aller dans le bon sens.

Autrement dit, le prophète fait fond sur la logique de la prophétie auto-réalisatrice. Le défi que doit relever le prophète de malheur apparaît dès lors dans sa singularité : il doit résoudre en termes de prophétie auto-réalisatrice un problème dont la nature est celui d’une prophétie auto-invalidante. C’est l’objectif que je me suis fixé dès mon livre de 2002 sur le « catastrophisme éclairé » et c’est en ce point que je me suis écarté tant de Jonas que d’Anders, lesquels en sont restés au stade de la prophétie auto-invalidante, celle qui rend le prophète ridicule mais fier d’avoir sauvegardé la vie. C’est un point essentiel que j’ai échoué à faire comprendre, puisqu’on m’associe toujours à Jonas, et je le regrette. Je profite de l’hospitalité d’AOC pour tenter de faire mieux.

Peut-on rabattre la prophétie auto-invalidante sur la prophétie auto-réalisatrice ?

Jusqu’ici, nous avons considéré le cas du prophète isolé, extérieur au groupe dont il dit le destin, tout en étant suffisamment proche de lui pour tout savoir à son sujet y compris son avenir, un peu à la manière du Législateur selon Rousseau. Il existe une version beaucoup plus démocratique de cette configuration dans laquelle c’est le groupe lui-même, ou en tout cas ses représentants, qui prend par rapport à lui-même la position de prophète. Dans ce cas, prédire l’avenir (comme s’il était inscrit dans les astres : fatalisme) ou se le fixer comme objectif (volontarisme) coïncident tout en restant contradictoires.

Puisque, une fois décidé, tous prennent cet avenir pour point de repère fixe, intangible, c’est-à-dire indépendant des actions présentes, alors même que tous savent que l’avenir en dépend causalement[9], on peut dire que tous tiennent l’avenir pour nécessaire[10], sans pour autant faire de cet avenir un destin : c’est une convention[11] que tous acceptent parce qu’ils se la donnent à eux-mêmes[12].

Il devrait être évident que, comme dans le cas de la prophétie d’un individu isolé, cette convention ne peut pas être n’importe quoi. Elle ne peut « tenir », c’est-à-dire résister à l’observation, que si « ça boucle » : les réactions à l’avenir annoncé ne doivent pas empêcher la réalisation causale de cet avenir. En d’autres termes, elle doit être un point fixe endogène. Dans le cas positif, j’ai pris l’exemple du Plan quinquennal français, dont le mot d’ordre était : obtenir par la concertation et l’étude une image de l’avenir suffisamment attirante pour qu’on désire la voir se réaliser et suffisamment crédible pour qu’on ait des raisons de penser qu’on peut y arriver. La condition de bouclage est indispensable, sinon n’importe quelle utopie ferait l’affaire.

C’est sur cette configuration que je repose la question de la logique paradoxale de la prophétie de malheur. Existe-t-il une manière de prophétiser la catastrophe par l’annonce d’un avenir nécessaire qui l’évite et qui soit tel que cette annonce induise des comportements qui favorisent cet évitement ? Peut-on vraiment rabattre la prophétie auto-invalidante sur la prophétie auto-réalisatrice ?

Comme nous l’avons déjà vu, deux types opposés de rapport prophétique à l’avenir conduisent à renforcer la probabilité d’une catastrophe majeure. Celui des optimistes béats qui voient les choses s’arranger de toute façon, quoi que fassent les agents, par la grâce du principe qui veut que l’humanité se soit toujours sortie des pires situations. Et celui des catastrophistes mortifères que sont les collapsologues, qui annoncent comme certain ce qu’ils appellent l’effondrement. Dans l’un et l’autre cas, on contribue à en renforcer le caractère probable en démobilisant les agents, mais dans le second cas, cela va dans le sens de la prophétie, et dans le premier en sens opposé.

Nul mieux que le philosophe allemand Karl Jaspers, au sortir de la seconde guerre mondiale, n’a dit cette double impasse : « Quiconque tient une guerre imminente pour certaine contribue à son déclenchement, précisément par la certitude qu’il en a. Quiconque tient la paix pour certaine se conduit avec insouciance et nous mène sans le vouloir à la guerre. Seul celui qui voit le péril et ne l’oublie pas un seul instant se montre capable de se comporter rationnellement et de faire tout le possible pour l’exorciser.[13] »

Prophétiser que la catastrophe est sur le point de se produire, c’est contribuer à la faire advenir. La passer sous silence ou en minimiser l’importance, à la façon des optimistes béats, conduit au même résultat. Ce qu’il faudrait, c’est combiner les deux démarches : annoncer un avenir nécessaire qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir. En mécanique quantique, une superposition de ce type est la marque d’une indétermination (Unbestimmtheit en allemand). Sans vouloir chercher ici une analogie qui poserait trop de problèmes, j’ai proposé de retenir ce terme pour désigner le type d’incertitude radicale qui caractérise un tel avenir. Elle n’est pas probabilisable car les probabilités présupposent des disjonctions, alors qu’un avenir nécessaire ne connaît que des conjonctions. Le « poids » accordé à la catastrophe doit par ailleurs être aussi petit que possible, évanescent ou infinitésimal dans le cas d’une catastrophe majeure telle qu’une guerre nucléaire mondiale. La prophétie de malheur aura alors accompli son programme, à cet infinitésimal près[14].

Comment penser un avenir à la fois nécessaire et indéterminé ?

Cette question par laquelle je conclus cette mise au point est la plus problématique[15]. Elle fait l’objet de recherches que je suis heureux de ne pas conduire seul, tant elles posent de défis. Il existe diverses manières de concevoir la superposition des états qui réalise l’indétermination. Je me contenterai ici de deux sortes d’exemples, tirés de mes travaux passés.

D’abord le concept de near miss (ou near hit), familier aux stratèges nucléaires. Plusieurs dizaines de fois au cours de la Guerre froide, mais aussi plus tard, on est passé « à un cheveu » du déclenchement d’une guerre nucléaire. Est-ce à mettre au crédit ou au passif de la dissuasion ? Les deux réponses sont simultanément bonnes. McNamara conclut à l’inefficacité de la dissuasion. «We lucked out » (Nous avons eu du bol) dit-il à ce sujet en recourant à une expression argotique bien trempée.

Cette conclusion n’est-elle pas trop hâtive ? Ne pourrait-on pas dire au contraire que c’est ce flirt répété avec le tigre nucléaire, cette série d’apocalypses qui n’ont pas eu lieu, qui nous a protégés du danger que représentent l’accoutumance, le contentement de soi, l’indifférence, le cynisme, la bêtise, la croyance béate que le pire nous sera épargné ? Ni trop près, ni trop loin du trou noir, ou bien être à la fois proche et distant de l’abîme, telle semble être la leçon à tirer de la Guerre froide.

Le point fixe endogène est ici une apocalypse qui n’a pas eu lieu mais il s’en est fallu de peu. Je suis encore tout secoué que ma fille brésilienne se soit trouvée à bord du vol Air France AF 447 qui relie quotidiennement Rio de Janeiro à Paris le 31 mai 2009, soit la veille du jour où le même vol a disparu en mer. Mais si elle avait été sur ce vol une semaine, un mois, une année avant le crash, mon sentiment de peur rétroactive aurait-il été le même ? La catastrophe n’a pas eu lieu, cela arrive tous les jours, sinon c’en serait fini de l’industrie aéronautique. Le near miss, c’est autre chose. Il y a, sous-jacente à l’absence de la catastrophe, l’image de la catastrophe elle-même, l’ensemble constituant ce qu’on peut appeler une présence-absence.

La nouvelle de Philippe K. Dick, « Minority Report », développe une idée contenue dans le Zadig de Voltaire et illustre d’une autre façon les paradoxes examinés ici. La police du futur y est représentée comme ce qu’on appelle aujourd’hui, alors qu’elle est mise en place dans diverses villes du monde, une police prédictive qui prévoit tous les crimes qui vont être commis dans une zone donnée. Elle intervient parfois au tout dernier moment pour empêcher le criminel d’accomplir son forfait, ce qui fait dire à ce dernier : « Mais je n’ai rien fait ! », à quoi la police répond : « Mais vous alliez le faire. » L’un des policiers, plus tourné vers la métaphysique que les autres, a ce mot : « Ce n’est pas l’avenir si on l’empêche de se produire ! ».

Mais c’est sur le titre de la nouvelle que je veux insister ici. L’« avis minoritaire » se réfère à cette pratique à laquelle ont recours nombre d’institutions importantes de par le monde, par exemple la Cour Suprême des États-Unis ou le Conseil d’État français, qui consiste, lorsqu’elles rendent un avis qui ne fait pas l’unanimité, à inclure, à côté de l’avis majoritaire qui devient de ce fait l’avis de la Cour ou du Conseil, l’avis de la minorité. Dans la nouvelle de Dick, la prophétie est faite par un trio de Parques nommées Precogs (pour Pre-cognition). Trois est un nombre très intéressant car, ou bien les trois Parques sont d’accord, ou bien c’est deux contre une. La minorité, s’il y en a une, ne contient qu’un élément. L’avis de celui-ci apparaît en supplément de l’avis rendu, qu’il contredit tout en en faisant partie[16].

Voilà à quoi devrait ressembler la prophétie face à une catastrophe anticipée mais dont la date est inconnue : le malheur ne devrait y figurer qu’en filigrane d’une annonce de bonheur, ce bonheur consistant en l’évitement du malheur. On pourrait dire que le bonheur contient le malheur tout en étant son contraire, en prenant le verbe « contenir » dans son double sens d’avoir en soi et de faire barrage à.

 


[1] Ces titres ou sous-titres ont tous plus ou moins la même forme, du genre « Pour en finir avec l’apocalypse », « Halte à la déraison catastrophiste », « La fin du monde n’est pas pour tout de suite » (titres que j’invente sans préjuger de leur existence possible).

[2] Parmi les chercheurs dont les critiques m’ont aidé même si je reste en désaccord sur des points essentiels avec la plupart d’entre eux : Catherine Larrère, Michael Foessel, Luc Ferry, Gérald Bronner, Hicham-Stéphane Afeissa et quelques autres.

[3] Hans Jonas, Le Principe Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, Coll. Champs, 1995, p. 233. Je souligne.

[4] Günther Anders, Le temps de la fin, L’Herne, 2007, p. 88. Je souligne.

[5] Pour ce qui est de la Bible, le Deutéronome nous apprend que le seul et véritable critère de reconnaissance du vrai prophète était que sa parole s’accomplissait, que sa prophétie s’avérait exacte : « Peut-être diras-tu en ton cœur : “Comment reconnaîtrons-nous la parole que Yahvé n’a pas dite ?” Quand le prophète aura parlé au nom de Yahvé, si ce qu’il dit n’a pas lieu et n’arrive pas, voilà la parole que Yahvé n’a pas dite ; c’est par présomption qu’a parlé le prophète : tu ne le redouteras pas ! » [Deut. 18: 21-22]. C’est la non-réalisation de la prophétie qui prouve qu’elle n’est pas d’origine divine. Dans un monde laïc, ce même critère peut servir à distinguer les charlatans des autres prédicteurs.

[6] Deux livres fort différents illustrent cette incompréhension. L’essayiste Pascal Bruckner, dans son pamphlet Le fanatisme de l’apocalypse (Grasset, 2011), use jusqu’à la corde une technique qui atteint bien vite le point de rupture : alors qu’il devrait se faire tout petit devant l’importance des enjeux, il se moque de ce qu’il ne comprend pas. Se référant à la citation d’Anders que j’ai faite plus haut, il y voit une manifestation de fausse humilité, sans saisir que l’humilité n’a rien à voir à l’affaire et que le prophète efficace se condamne vraiment à avoir tort. Citant Jonas comme je l’ai également fait, il ironise : « Gagner, ce serait perdre mais perdre c’est gagner », incapable de comprendre la logique perverse de la prophétie de malheur. Le livre de Michaël Foessel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, (Seuil, coll. Points Essais, 2012/2019) est d’une autre facture, un livre de vrai philosophe cette fois. Cependant, Foessel fait dire aux catastrophistes que « l’apocalypticien contemporain est animé par la passion d’avoir tort. » (p. 30).  Non, le catastrophiste rationnel d’aujourd’hui n’a aucunement la passion d’être ridicule : il veut éviter la catastrophe même s’il lui faut pour cela payer le prix de paraître un mauvais, c’est-à-dire un faux prophète. Ce n’est pas du tout la même chose !

[7] Le fait que Hans Jonas porte le nom de ce prophète est l’un de ces clins d’œil de l’histoire qui laisse confondu.

[8] Voir Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales. Logique des phénomènes collectifs, Ellipses, coll. Cours de l’École Polytechnique, 1982.

[9] En philosophie, on dirait que l’avenir est contrefactuellement indépendant des actions présentes alors même qu’il en dépend causalement. Le non-parallélisme entre de telles dépendances ne bute pas sur une impossibilité logique.

[10] Dire que l’avenir est nécessaire c’est dire que tous les événements futurs s’y produisent nécessairement : il est impossible qu’ils ne s’y produisent pas. Il est équivalent de dire – mais cela requiert une démonstration – que l’avenir est nécessaire et de dire que tout événement qui ne se produira jamais est impossible.

[11] Au sens technique donné à ce terme par David K. Lewis, à la suite de David Hume, dans son livre Convention, Wiley-Blackwell, 2008.

[12] Dans mon livre L’Avenir de l’économie (Flammarion, 2012), j’ai nommé « coordination par l’avenir » cette modalité de la régulation sociale.

[13] Karl Jaspers, Von Ursprung und Ziel der Geschichte (De l’origine et du but de l’histoire), Munich/Zürich: R. Piper & Co. Verlag, 1949. (Je traduis et souligne).

[14] Trois livres marquent les étapes de ma réflexion : Pour un catastrophisme éclairé, 2002, op. cit.; L’Avenir de l’économie, 2012, op. cit.; La Guerre qui ne peut pas avoir lieu, Desclée de Brouwer, 2019.

[15] La nécessité, à l’instar de la possibilité chez Bergson, ne peut être que rétrospective. Un événement qui se produit devient nécessaire, non seulement parce qu’il entre dans le passé, mais parce qu’il devient vrai qu’il aura toujours été nécessaire.

[16] Cette figure paradoxale est exactement celle que le regretté anthropologue et sociologue Louis Dumont nommait la « hiérarchie comme englobement du contraire ». Voir Louis Dumont, Homo Hierarchicus, Gallimard, 1967 ; repris in Coll. Tel, 1979.

Jean-Pierre Dupuy

PHILOSOPHE, PROFESSEUR À STANFORD UNIVERSITY


 

 


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article Jean François COLLIN, AOC

Que faire de nos indignations ?

Par Jean-François Collin

HAUT FONCTIONNAIRE

Pris dans un flux continu de violence, de réformes, de décisions que nous ne comprenons pas mais qui changent nos vies, il semble ne nous rester que l’indignation. Une simple énumération subjective et non-exhaustive des sujets qui nous ont occupés au cours des trois dernières semaines montre qu’il est impossible pour un citoyen dont ce n’est pas le métier, de suivre la vie publique autrement qu’à travers ses émotions. Pourtant, la somme de nos indignations ne fait ni un projet ni un programme permettant de nous rassembler vers des buts communs et il est urgent de tenter malgré tout quelques propositions.

En 2010, Stéphane Hessel nous appelait à nous indigner avec un petit manifeste qui connut un immense succès, l’indignation étant pour lui le premier pas vers la résistance. Son expérience lui avait enseigné que la résistance pouvait produire un programme politique, celui du Conseil national de la Résistance, aussi peu lu aujourd’hui qu’il est fréquemment invoqué.

Hélas, ne nous reste que l’indignation. Nous sommes tous indignés pour des raisons diverses et parfois contradictoires, mais nos indignations multiples ne font ni un projet ni un programme permettant de nous rassembler vers des buts communs. Elles nous étouffent.

Bousculés par ce flux continu de violence, de réformes, de décisions que nous ne comprenons pas mais qui changent nos vies, nous réagissons avec nos tripes plus qu’avec notre cerveau et cette succession d’emportements sans direction ferme nous laisse soit hagards et désorientés, soit vindicatifs et enfermés dans ce qui nous reste de certitude, tant le sol se dérobe sous nos pas.

J’écris « nous » en pensant que vous, que mon voisin, que beaucoup de mes amis, beaucoup de ceux que je ne connais pas, la plupart d’entre nous, partagent ce sentiment d’hébétude, que ce qui travaille notre société est violent, nous bouscule, ne nous laisse pas en paix et nous désoriente.

Mais c’est de mon propre désarroi au cours des toutes dernières semaines face à une série d’évènements, dont il est question dans les lignes qui suivent. Je fais l’hypothèse de n’être pas le seul à l’éprouver et je fais part de ma tentative d’y apporter un remède par une compréhension rationnelle de ce qui se passe, voir de proposer quelques idées pour le surmonter.

Crise sanitaire et restriction de nos libertés

Depuis le mois de mars, nous avons perdu le contrôle de nos vies, désormais réglées par les autorités politiques et administratives, au gré de l’évolution de l’épidémie provoquée par le Covid-19 qui a provoqué la mort d’un peu plus de 30 000 personnes en France, où meurent chaque année environ 600 000 d’entre nous. Nous avons découvert que notre système sanitaire était bien mal en point, incapable de faire face à l’épidémie en raison de la politique conduite depuis des années. Et si nous sommes finalement peu nombreux à avoir perdu la vie à cause de ce virus, pour le moment, nous avons tous perdu une grande partie de nos libertés et nous acceptons sans trop broncher des interdictions qui nous auraient parues inimaginables il y a un an.

Jusqu’à quel point notre capacité à vivre libres en sera-t-elle affectée ? Nul ne peut le dire aujourd’hui.

Mercredi 14 octobre, le président de la République nous a annoncé qu’à compter du 17 octobre, nous allions vivre sous un régime de couvre-feu, pour une période de quatre à six semaines. Ce terme ancien est lié à des épisodes toujours dramatiques de l’histoire : guerres civiles ou étrangères, coups d’État, etc. Par une fâcheuse coïncidence, c’est en manifestant à Paris un 17 octobre, en 1961, contre un couvre-feu imposé aux seuls Nord-Africains que des dizaines d’Algériens furent assassinés en une nuit, en plein Paris, victimes d’une sanglante répression organisée par le préfet de police Maurice Papon, sous l’autorité du Premier ministre Michel Debré et du président de la République Charles De Gaulle.

Pas plus qu’au printemps dernier les hôpitaux français ne sont préparés à accueillir des milliers de patients nécessitant des soins en réanimation. Le recrutement annoncé de personnel soignant dans les hôpitaux est souvent resté virtuel, si l’on en croit ceux qui y travaillent. Dans certaines régions, il y a moins de lits d’urgence aujourd’hui qu’il n’y en avait au mois de mars dernier. La campagne de tests, mal organisée, ne permet pas de détecter à temps les personnes susceptibles d’en contaminer d’autres. Les plus scrupuleux restent chez eux en attendant les résultats, ceux qui ne peuvent pas se le permettre ou qui prennent cette maladie moins au sérieux continuent à vaquer à leurs occupations. Les mêmes causes produisent les mêmes effets.

La gestion de la pandémie par le gouvernement aura été tellement chaotique depuis le mois de mars, ponctuée de déclarations contradictoires et de mensonges (chacun se souvient de l’organisation des élections municipales à la veille du confinement, ou des discours hallucinants de la porte-parole du gouvernement sur la dangerosité du port du masque) que la confiance est ruinée et que toutes les décisions, même bonnes, sont contestées. On accusait hier le gouvernement d’impéritie parce qu’il n’était pas capable de fournir des masques aux médecins, aux infirmiers et à tous ceux qui devaient se rendre quotidiennement au travail. On dénonce aujourd’hui l’obligation de porter le masque partout comme une atteinte aux libertés et un élément de délitement social.

Nous avons appris début octobre que la Direction Générale de la Santé avait confié à l’entreprise américaine Microsoft, de gré à gré, sans mise en concurrence avec d’autres éventuels fournisseurs, la gestion d’une vaste plateforme destinée à recueillir toutes les données de santé des Français pour en permettre un traitement de masse (« Health Data Hub » comme on dit en bon français). Nos autorités n’y ont rien trouvé à redire, malgré les discours solennels sur la relocalisation des activités, en particulier lorsqu’elles concernent des domaines stratégiques. Les informations sur la santé des Français pouvant être exploitées par les groupes pharmaceutiques nord-américains ne font sans doute pas partie de cette catégorie.

Il s’est trouvé, cependant, un certain nombre d’entreprises françaises pour protester, car elles auraient souhaité prendre en charge cette activité, et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a demandé qu’il soit mis fin à ce contrat et que le versement de ces informations sur une plateforme gérée à l’étranger soit interrompu. Le Conseil d’État n’a, hélas, pas suivi cet avis et la mise en œuvre de ce contrat se poursuit, quelle que soit notre indignation, bien justifiée en l’occurrence.

Le terrorisme islamiste, encore !

Nous n’avions pas eu le temps de formuler la moitié des invectives dont nous débordions contre le couvre-feu qui ne nous laisse comme liberté que celle de nous entasser dans les métros et les RER pour aller travailler, que déjà notre capacité d’indignation était mobilisée par un crime atroce : l’assassinat de Samuel Paty, le vendredi 16 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine, par un jeune russe d’origine tchétchène âgé de 18 ans auquel le droit d’asile avait été accordé suite à une décision de la Cour nationale du droit d’asile.

La décapitation d’un professeur d’histoire-géographie pour avoir fait un cours sur la liberté d’expression en utilisant les caricatures de Charlie Hebdo, celles-là mêmes au nom desquelles des islamistes avaient massacré la rédaction du journal en 2015, suscite l’horreur, la colère, l’envie d’en découdre et d’en finir une fois pour toutes avec ces actes répétés de barbarie dirigés contre la République et ses principes.

La décapitation de Samuel Paty a été précédée le 25 septembre, rue Nicolas Appert, devant l’ancienne adresse de Charlie hebdo, de l’attaque avec un hachoir de boucher de deux salariés d’une société de production qui par malheur fumaient une cigarette dans la rue à ce moment-là. L’attentat a été perpétré par Zaheer Hassan Mahmoud, d’origine pakistanaise bénéficiant du statut de mineur isolé étranger après avoir menti sur son âge qui était de 25 ans non de 18 ans. Il est venu tuer des membres de la rédaction de Charlie hebdo dont il ignorait qu’elle avait déménagé (il est décidément dur d’être aimé par des cons !), parce qu’il n’avait pas supporté la réédition des caricatures de Mahomet à l’occasion du procès en cours d’une partie des responsables du massacre de la rédaction de l’hebdomadaire le 7 janvier 2015.

Le pays a été saisi d’horreur par cet assassinat d’un professeur, commis en plein jour, à proximité du collège où il enseignait. On peut supposer qu’à l’horreur se mêle la crainte, car si ce type d’assassinat est possible à Conflans-Sainte-Honorine, ne sommes-nous pas tous menacés par les barbares ?

Notre réaction spontanée est de vouloir répondre aux barbares par les moyens de la barbarie ; c’est en tout cas la mienne. Puisqu’ils profitent de la démocratie et de la protection que nous leur offrons contre une menace pesant sur eux dans leur pays d’origine, pour nous assassiner, cessons de leur assurer cette protection, instaurons à leur endroit un droit d’exception qui ne leur permettra plus d’utiliser les moyens de la démocratie pour l’assassiner.

Les appels à frapper fort viennent de tous côtés : il faut cesser d’être naïf ! Cesser de reculer ! Ne pas se coucher ! Faire respecter nos principes et nos valeurs ! Mais les mêmes mots ont été prononcés à chaque fois avec plus ou moins de nuances.

S’il était facile d’expulser toutes les personnes inscrites au « fichier S », il y a longtemps que ce serait fait. Mais voilà, beaucoup d’entre elles sont de nationalité française et ne peuvent pas être expulsées, sauf peut-être sur la planète Mars. Quant aux étrangers, ils ne peuvent être expulsées que si un pays d’accueil les accepte sur son territoire.

Nous n’avons cessé d’adopter de nouvelles lois visant à limiter l’immigration et agir avec plus d’efficacité contre le terrorisme, sans résultats. Il y a des limites aux atteintes que nous pouvons porter aux principes fondamentaux de notre droit et les atteintes aux libertés des uns restent rarement sans effets sur le reste de la population.

En 2015, après le massacre du Bataclan, François Hollande, certainement réellement bouleversé par cette atrocité et désireux de réagir avec force, proposa d’étendre les possibilités de déchoir de la nationalité française des individus fraîchement naturalisés coupables d’actes terroristes. Il pensait avoir le soutien de tous, ce qui était sans doute le cas au lendemain du massacre. Mais très vite la France se divisa.

La gauche en particulier, dont une partie et j’étais de ceux-là, y voyait une nouvelle trahison. Certains décideront à ce moment que ce Président-là n’aurait plus jamais leur suffrage s’il venait à se représenter et ce moment fut le début de la fin pour la coalition au pouvoir. Aurions-nous tous la même position aujourd’hui si le débat venait à se représenter ? Je ne suis pas certain de la mienne, même si ce sujet mériterait de longs développements.

Comment ne pas être étonné de voir les mêmes personnes qui célébraient il y a quelques mois le courage de ceux qui aidaient les réfugiés syriens, libyens ou d’autres origines, arrivant par l’Italie à la frontière française à échapper aux contrôles policiers pour leur interdire l’accès au territoire français, demander aujourd’hui le renvoi dans leur pays de tous les islamistes intégristes et un encadrement plus ferme des conditions d’exercice du culte musulman en France ? La réponse est bien sûr dans l’indignation face à l’assassinat de Samuel Paty.

Cependant, ceux qui aidaient les réfugiés à la frontière italienne n’avaient pas forcément tort. La France a signé la convention de Genève sur le droit d’asile qui nous fait obligation d’accueillir et de protéger ceux qui fuient la guerre ou la persécution dans leur pays. Les conditions de mise en œuvre du droit d’asile en Europe depuis l’accord de Dublin, sont inacceptables. L’Europe laisse l’Italie et la Grèce se débrouiller avec le problème et refuse de le prendre en charge réellement. Pas étonnant que ceux qui sont entassés dans des camps de fortune cherchent à s’en échapper pour tenter leur chance ailleurs en Europe.

Comment peut-on en même temps s’insurger contre les restrictions de liberté imposées à tous les Français depuis 2015, d’abord au nom de la lutte contre le terrorisme puis pour des raisons sanitaires, et réclamer un droit d’exception pour une partie de la population du pays ? L’indignation n’est pas toujours bonne conseillère.

Quand les gardiens des institutions les mettent en danger

Le couvre-feu puis les attentats islamistes ont occulté d’autres nouvelles. Celle-ci, par exemple, qui n’est pourtant pas sans importance.

Le 12 octobre, l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a été mis en examen pour « association de malfaiteurs ». Cette décision résulte des développements de l’enquête sur le financement de sa campagne électorale de 2007, financement qui aurait pu être en partie assuré par la Libye de Kadhafi. L’intéressé clame bien sûr son innocence, mais cette campagne électorale lui a déjà valu trois autres motifs de mise en examen et le jugement a jusqu’à présent pu être reporté grâce au zèle des avocats qui assurent sa défense.

Dans le même ordre d’idée, une radio de service public présente comme une révélation, le 20 octobre, le fait que les comptes de campagne des candidats Chirac et Balladur pour l’élection présidentielle de 1995 auraient dû être rejetés par le Conseil Constitutionnel, mais que celui-ci les a délibérément maquillés pour les rendre acceptables, en justifiant cette forfaiture par le désir de ne pas provoquer une crise institutionnelle. En effet, le rejet des comptes de campagne de Jacques Chirac, alors qu’il était déjà en exercice, aurait pu ouvrir la voie à sa destitution. Plusieurs membres du Conseil Constitutionnel à cette époque avaient déjà fait cette confidence, y compris Roland Dumas qui en était le président. Mais les archives de l’institution ont permis d’établir les conditions dans lesquelles le Conseil Constitutionnel s’était rendu coupable d’une action aussi condamnable.

Quelle confiance pouvons-nous dès lors accorder à cette institution si particulière, chargée de protéger la Constitution, la loi fondamentale sur laquelle repose la cohésion de la nation, si elle la bafoue pour des raisons purement politiques ? La réponse à cette question est malheureusement très claire, le prestige, la crédibilité de cette institution qui devrait être insoupçonnable, en ressortent gravement atteints et avec le Conseil Constitutionnel, c’est le respect de toutes les institutions de la République qui se trouve mis en cause.

Jacques Chirac ne rendra désormais plus aucun comptes de ses actes, beaucoup de responsables politiques de droite et de gauche se sont employés à ce qu’il en soit ainsi. En revanche, Édouard Balladur, sauvé par le Conseil Constitutionnel en 1995, pourrait devoir s’expliquer prochainement devant un tribunal puisque le financement de ses dépenses en 1995 aurait pu être assuré en partie par les rétro-commissions versées dans le cadre de la vente par la France de frégates militaires au Pakistan.

La fin du mois de septembre et le début du mois d’octobre ont également été marqués par la polémique entourant le rachat de la société Suez par Veolia, avec le concours actif de la maison-mère de Suez, Engie. Les deux entreprises interviennent dans le même secteur, elles sont concessionnaires des collectivités locales pour la distribution de l’eau potable et son assainissement. Les deux sociétés se partagent l’essentiel du marché français. La fusion des deux donnerait naissance à un quasi-monopole dans notre pays, au nom de la « nécessité de constituer des champions nationaux ».

La reprise en régie par quelques grandes collectivités de la gestion de l’eau depuis une quinzaine d’années a montré à quel point ces entreprises faisaient payer trop cher ce service public essentiel, en profitant de leur position dominante et de la faiblesse des communes face à ces mastodontes. On peut redouter que ce soit encore pire demain. Comment expliquer que l’État, actionnaire d’Engie, n’ait pas empêché cette OPA et l’ait même accueillie favorablement si l’on en croit les propos du premier ministre Jean Castex, avant que le gouvernement ne soit obligé de rétropédaler face aux protestations ? L’ancien ministre du redressement industriel Arnaud Montebourg parle de scandale d’État, en soulignant la proximité entre le président de la République et celui de la société Veolia qui avait soutenu la candidature d’Emmanuel Macron.

Notre indignation n’aura eu guère le temps de durer plus que la réunion d’un conseil d’administration d’Engie, d’autres motifs nous attendaient déjà.

Explosion de la pauvreté et réorganisation du capitalisme

Avant que nos esprits ne soient occupés par les attentats barbares des islamo-fascistes, un autre sujet d’indignation commençait à faire la une des journaux, l’explosion de la pauvreté, en France et sans doute ailleurs, conséquence de l’arrêt de l’économie décidée dans une grande partie du monde au printemps de cette année. Les organisations caritatives parlent d’un million de pauvres en plus en France en raison de la situation économique. Le plan de relance annoncé par le gouvernement qui mobilisera 100 milliards d’euros sur les trois ans à venir ne s’intéresse que bien peu à ces nouveaux pauvres, pas plus qu’aux anciens à vrai dire, puisqu’ils bénéficieront de moins d’un milliard d’euros sur les 100 milliards annoncés pour « relancer » l’économie.

Le gouvernement souhaite avant tout relancer l’activité des entreprises. Elles bénéficieront de prêts et de subventions sans contreparties environnementales ou sociales, sans cohérence non plus avec les discours de printemps du président de la République qui voulait alors rallumer la flamme de la confiance en parlant « des jours heureux » que nous allions retrouver après la crise, des jours dans lesquels la priorité serait donnée à la solidarité et à la restauration des conditions de vie des Français compromises par un mode de développement insoutenable.

L’économiste Robert Boyer note avec beaucoup d’à-propos que la description de la situation ouverte par le confinement du printemps 2020 en utilisant les mots de l’économie est totalement inappropriée. Il ne s’est pas agi d’une crise économique, mais d’une décision politique d’arrêter l’activité économique dans une grande partie de la planète. Les plans dits de relance sont en fait des programmes d’indemnisation des pertes subies par les entreprises à raison des décisions politiques qui ont été prises. En pratique, la mise en œuvre en trois ans de ces programmes risque d’avoir un effet limité sur la croissance économique. Ils visent à relancer la production, à conforter l’offre, alors que l’impact de la perte de revenus des centaines de milliers de personnes qui sont au chômage partiel et de toutes celles qui ont perdu leur emploi et leurs revenus, notamment les intérimaires, pèsera fortement sur la demande.

Le même Robert Boyer constate que la mise à l’arrêt de l’économie mondiale a été l’occasion d’une accélération de la transformation du capitalisme. Les activités traditionnelles, en particulier les activités mobilisant une main-d’œuvre qualifiée et des technologies de pointe comme la construction aéronautique ou l’industrie automobile sont très durement touchées et en régression. Dans le même temps, l’économie des plateformes est en plein développement. Elles se présentent abusivement comme l’économie de la technologie alors qu’elles ne sont bien souvent qu’un moyen de mise en réseau de services rendus par des personnes peu qualifiées, soumises à une exploitation renforcée sans la protection apportée par un contrat de travail.

D’après Novethic, au premier semestre 2020, l’augmentation de la capitalisation boursière d’Amazon (commerce en ligne) a été de 401,1 milliards de dollars, suivi de Microsoft (informatique) avec 269,9 milliards de dollars, puis Apple (informatique) 219,1 milliards de dollars, Tesla (voitures électriques) 108,4 milliards de dollars, Tencent (jeux vidéo) 93 milliards de dollars, Facebook (réseau social) 85,7 milliards de dollars, Nvidia (informatique) 83,3 milliards de dollars, etc.

Ce n’est donc pas la crise pour tout le monde, et l’on peut craindre que ce mouvement ne soit irréversible après que les moteurs plus anciens de l’activité économique ont été mis à l’arrêt et peinent à redémarrer. On peut noter que cette mise à l’arrêt n’empêche pas la poursuite des restructurations (Renault, Thales, Bridgestone, etc.) et le marché mondial des fusions-acquisitions en 2020 se porte extrêmement bien.

Dans le même temps, nous avons appris dans la première quinzaine d’octobre l’échec des négociations engagées dans le cadre de l’OCDE pour définir un cadre commun permettant de taxer les profits de ces compagnies que l’on désigne souvent par le sigle GAFA, construit avec le nom de quatre sociétés importantes du secteur. Mais nous avons vu qu’il y en avait bien d’autres. Elles localisent leurs profits dans les pays leur offrant la plus faible taxation et non là où elles réalisent leur chiffre d’affaires et leurs bénéfices. Ce faisant elles organisent une évasion fiscale massive, en réalisant des profits considérables et en employant des centaines de milliers de personnes en dehors de toutes les garanties normales accordées par la législation du travail des pays avancés.

Rappelons que l’Union Européenne avait indiqué qu’elle financerait son plan de relance notamment par une taxation de ces entreprises ; mais on voit mal comment elle pourra y parvenir après l’échec des négociations multilatérales sur le sujet et alors que la Cour de Justice européenne a annulé purement et simplement les redressements significatifs qui avaient été imposés à ces sociétés par la commissaire européenne à la concurrence.

Et puis les « réformes » et la modernisation du pays toujours recommencée…

Il y a quelques semaines également, les mouvements de protestation se développaient au sein des universités contre le projet de Loi de programmation de la recherche pour la période 2021-2030. Celle-ci est accusée par les enseignants-chercheurs d’augmenter leur précarité, de renforcer la bureaucratisation de la recherche et d’accélérer son déclassement mondial. Emmanuelle Charpentier, microbiologiste de nationalité française, a reçu au début du mois d’octobre le prix Nobel de chimie, avec Jennifer Doudna, pour des travaux qu’elle a réalisés aux États-Unis. Elle a déclaré après l’annonce du couronnement de ses travaux qu’elle n’aurait pas trouvé les mêmes conditions de travail en France qu’aux USA et que cela expliquait son choix de l’avoir quittée depuis 20 ans. Difficile dans ces conditions de présenter ce prix Nobel comme la confirmation du bon fonctionnement de notre système d’enseignement et de recherche.

La décision d’Emmanuel Macron de déployer la 5G, justifiée par la supériorité du modèle de développement français sur celui des Amish, commençait également à indigner, à faire polémique, à susciter des motions de nombreux conseils municipaux refusant de déployer cette technologie sur leur territoire pour des raisons économiques et sanitaires. Beaucoup considèrent qu’il aurait fallu suivre la recommandation de la « conférence citoyenne sur le climat » consistant à attendre les résultats des études scientifiques sur l’éventuel impact sanitaire de cette technologie avant de prendre une décision. Les critiques sur son utilité et sur son impact environnemental, notamment en raison de la quantité supplémentaire d’énergie nécessaire à son fonctionnement, radicalement contradictoire sur ce qu’il faudrait faire pour assurer la transition énergétique, sont également très nombreuses.

Je pourrais multiplier les sujets qui ont suscité en moi de l’indignation en si peu de temps.

Par exemple le projet de loi « Accélération Simplification de l’Action Publique » ou ASAP, en cours d’examen par l’Assemblée nationale qui sous couvert de simplification du fonctionnement de l’administration risque de remettre en cause l’essentiel des mécanismes de concertation préalable à la réalisation de projets néfastes à l’environnement, en confiant le pouvoir de décision au seul préfet.

Comme il faudra bien le moment venu rééquilibrer les finances des grands dispositifs de protection dont nous bénéficions et comme le refus d’augmenter les impôts sur les revenus perçus par les plus riches est un postulat de l’action des gouvernements successifs d’Emmanuel Macron, l’ajustement ne pourra se faire que par les « réformes », c’est-à-dire par la réduction des garanties dont bénéficient les retraités, les chômeurs, etc. C’est pourquoi on reparle de la réforme de ces grands dispositifs.

Il faudrait aussi que nous prenions parti dans le conflit qui oppose l’Arménie, peu soutenue par la Russie, à l’Azerbaïdjan, très soutenu par la Turquie qui conduit par ailleurs une politique très agressive en Méditerranée. Que nous ayons un avis sur la réforme de la politique agricole commune qui se discute à Bruxelles, dont le budget sera diminué dans les années qui viennent et qui fait l’objet d’intenses tractations pour déterminer les bénéficiaires de la répartition de ce qui restera. Comme elle devra être plus respectueuse de l’environnement et conduite dans un cadre plus national que par le passé, sans que cette renationalisation ne permette de fausser la concurrence entre les agricultures des différents États membres, on voit que le défi est de taille !

Et puis, on discute à Bruxelles aussi de notre objectif de réduction d’émissions de gaz à effet de serre en 2030 : réduction de – 55 % par rapport à 1990 disent les modérés ; – 60 % réclament les plus écologistes. Dans les deux cas il s’agit de réaliser en 10 ans une réduction plus importante que celle qui a été réalisée en 30 ans par l’Union européenne, alors même que dans ce processus le début est plus facile que la fin. Il est facile d’éliminer les industries très polluantes, de passer du charbon au gaz, de réduire la consommation des véhicules et des machines jusqu’à un certain point. Mais les cinq derniers pourcent de réduction seront plus difficiles et plus coûteux à obtenir que les cinq premiers.

L’INSEE vient d’ailleurs de publier une étude dans laquelle elle évalue l’investissement nécessaire pour parvenir à la « neutralité carbone en 2050 » à 100 milliards d’euros par an, simplement en France. Faut-il alors avec une partie des députés européens et des associations en France s’insurger contre les décisions trop timorées qui se préparent au sein de l’Union européenne ou se ranger dans le camp des « réalistes » ? Les ressources financières et matérielles pour réaliser une telle transformation existent-elles ? Il est malséant de poser ces questions et le débat ne porte que sur les 5% qui séparent les vrais écologistes des autres.

J’aurais pu allonger considérablement la liste des sujets ayant fait l’objet de polémiques au cours des deux ou trois dernières semaines. Cette accumulation nous rend fous. Parce que nous réagissons aux informations qui nous parviennent, dans la forme sous laquelle elles nous parviennent, nous ne réfléchissons plus.

Pouvons-nous passer de l’indignation qui nous étouffe à la réflexion et aux propositions ?

Existe-t-il une ou plusieurs idées ou propositions qui puissent résumer mes indignations, leur donner un sens, me permettre de sortir du labyrinthe dans lequel je me heurte à des impasses successives ?

J’en vois quelques-unes.

1. Nous avons besoin de souffler, de ralentir le rythme : l’énumération non-exhaustive des sujets qui nous ont occupés au cours des trois dernières semaines montre qu’il est impossible pour un citoyen dont ce n’est pas le métier, de suivre la vie publique. La multiplication des lois, décrets, réformes en tous genres est le moyen le plus efficace pour couper les citoyens de toute possibilité de contrôler l’action publique. Le bruit qui assourdit et abrutit est plus efficace que le secret pour permettre à l’exécutif d’agir à sa guise.
Alors, il faut le dire, la société française n’a pas besoin de réformes permanentes, elle a besoin qu’on lui fiche la paix, que l’on garantisse aux citoyens la continuité des services publics dont ils ont besoin, la certitude qu’ils ne seront pas sans revenus demain parce que leur usine aura été délocalisée ou leur retraite mise en cause. La tranquillité d’esprit est la principale condition de l’efficacité et de la créativité. Le rôle des responsables publics n’est pas de bousculer le pays et les gens qui l’habitent, mais de leur permettre de vivre dans la liberté, l’égalité et la fraternité.

2. Une des mesures qui permettrait de ralentir la frénésie réformatrice serait de restaurer le mandat présidentiel de sept ans. Ce serait une réforme bien insuffisante d’une Constitution profondément inadaptée à la politique d’aujourd’hui et à une véritable démocratie, mais elle aurait beaucoup de conséquences positives. La cohabitation entre un Président et un Premier Ministre n’ayant pas la même orientation politique est la meilleure des choses qui puisse nous arriver dans notre régime exagérément présidentiel. Elle oblige au compromis et freine les ardeurs réformatrices qui peuvent se donner libre cours en l’absence de contre-pouvoir réel. Elle redonne un peu de sens à l’élection du Parlement. Elle devrait être soutenue par les gaullistes au nom de la fidélité au fondateur, et par tous ceux qui veulent corriger les excès de notre monarchie républicaine et savent qu’il n’y aura pas de si tôt une majorité parlementaire pour la réformer en profondeur.

3. La plupart de nos problèmes peuvent être réglés sans bouleverser notre ordre juridique. L’islamo-fascisme sera vaincu si une politique cohérente et continue est conduite. Nous serions plus à l’aise pour défendre la laïcité si nous la respections pleinement. La République ne reconnait ni ne salarie aucun culte, dit la loi de 1905. Elle ne devrait donc financer aucune école privée confessionnelle, quelle que soit la confession dont il est question. L’argent ainsi épargné pourrait utilement être réorienté vers l’École publique qui en a bien besoin.
Les responsables politiques, de droite ou de gauche doivent récuser publiquement toute possibilité d’accord avec les groupes ou associations qui veulent imposer leur foi comme règle d’organisation de l’espace public, ne respectent pas les principes de la République, notamment l’égalité entre les hommes et les femmes et la neutralité des services publics. La religion est une affaire privée. La laïcité c’est la primauté des lois de la République, seules reconnues comme principe d’organisation des relations sociales, sur la foi qui ne saurait prévaloir ni à l’école, ni dans l’exercice de nos libertés. Les financements étrangers des associations religieuses doivent être interdits et les prédicateurs détachés renvoyés dans leurs foyers.

4. Pour que les institutions soient respectées, il faut d’abord que ceux qui sont chargés de les diriger et de les protéger les respectent. Les affaires concernant deux ex-présidents de la République, un ancien Premier ministre ou le Conseil constitutionnel, rappelées ci-dessus, montrent que ce n’est pas le cas. Les responsables politiques devraient être traités comme des citoyens ordinaires sur le plan pénal. Ils ne doivent pas pouvoir être poursuivis pour les fautes des services dont ils ont la charge s’ils ont fait leur travail et si la faute ne leur est pas directement imputable. Ils doivent pouvoir être poursuivis comme tout citoyen lorsque la faute est intentionnelle et leur est directement attribuable.

5. L’égalité et la fraternité sont deux valeurs intimement liées de la République. La fraternité ne consiste pas à donner quelques aides aux pauvres après les avoir réduits à la pauvreté. La fraternité suppose l’égalité, l’égalité réelle, pas la fausse égalité des chances entre ceux qui partent avec les ailes d’Hermès aux sandales et ceux qui doivent courir le cent mètres avec des semelles de plomb. Il faut redistribuer.
En 1945, la dette publique française représentait 160% du PIB. Ce n’est pas grâce au plan Marshall qu’elle a été remboursée, mais grâce à l’impôt sur le revenu dont le taux a été relevé jusqu’à atteindre 74% pour sa tranche supérieure. Il faut donc faire l’inverse de la politique suivie depuis trop longtemps au nom de la capacité des plus riches à enrichir toute la société et augmenter l’impôt sur le revenu des plus riches.

6. Les relations entre l’État et les entreprises, en particulier celles dont il est actionnaire, doivent être revues. Les représentants de l’État dans les entreprises dont il est actionnaire agissent parfois pour défendre des intérêts inavouables, mais ils sont le plus souvent paralysés par les règles qu’ils se sont imposées. L’État actionnaire est souvent malavisé et presque toujours impotent. Si la possession d’actions ne permet pas à l’État de peser sur la direction d’une entreprise, il vaut mieux qu’il investisse cet argent ailleurs. Or, actuellement l’État reste actionnaire de nombreuses entreprises sans que l’on comprenne ce qu’il veut en faire. Le rôle de l’État actionnaire doit être redéfini, pas par l’Inspection des finances, mais par le Parlement.

7. Les réseaux dits sociaux, sont la meilleure et la pire des choses. Ils ne sont pas responsables de tous nos maux, mais les entreprises américaines ou chinoises qui les contrôlent sont trop puissantes et exploitent ce que nous leur donnons pour étendre le champ de leur contrôle. Une campagne de désinscription massive – avec un objectif de plusieurs millions de désinscriptions en France – de ces réseaux serait plus efficace que toutes les tentatives d’en censurer les contenus qui buttent forcément sur la défense de la liberté d’expression qui ne peut pas être à géométrie variable.
L’effondrement de Facebook ou de Tik Tok serait l’occasion d’essayer de trouver une réponse à la question du contrôle des réseaux sociaux, de leur fonctionnement et de leur utilité dans nos relations sociales et la construction d’une société plus vivable. Pourquoi faudrait-il accepter durablement dans ce domaine la domination de quelques groupes sans foi ni loi, en même temps qu’il nous semble naturel de faire la promotion des circuits courts, de la petite boutique face aux géants de la distribution, etc. ?

Qu’on le veuille ou non, la démocratie ne vivra pas grâce à internet et aux conférences citoyennes de consensus. Elle ne vivra que par l’engagement des citoyens organisés en partis politiques défendant des programmes et proposant une analyse de la société et de la façon dont on souhaite qu’elle vive, de sorte que nous ne soyons plus face aux évènements comme des lapins aveuglés par les phares d’une voiture, incapables de nous orienter, mais des citoyens capables non seulement de s’indigner, mais de formuler un jugement rationnel sur l’état des choses et des propositions partagées de façon suffisamment large pour le faire évoluer. Je ne règle pas le problème en disant cela. Reconstruire un parti n’est pas une mince affaire.

Jean-François Collin

HAUT FONCTIONNAIRE

 


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