vendredi 12 décembre de 17h30 à 19h,
peut-on affirmer que la pensée précède le langage ?
Café-philo animé par Jean Yves MERCURY
Question classique pour les élèves de classe terminale qui ont à leur programme la question du langage. Pour autant, il ne s’agit surtout pas d’une question « facile » puisqu’elle engage et mobilise aussi des connaissances ainsi que des distinctions conceptuelles par lesquelles nous devons commencer.
Tout d’abord il semble nécessaire de distinguer langue, langage et parole sous peine de confusions préjudiciables à notre interrogation.
De fait nous sommes les seuls vivants à nous servir d’un langage articulé à deux niveaux (entre le son et le sens) au sein de cette activité qui fait de chacun de nous un locuteur par et dans la parole.
Commençons donc par proposer une définition de la langue qui, pour les linguistes, n’est autre qu’un système arbitraire de signes propres à une communauté linguistique et qui s’impose donc à l’individu. Ainsi la langue est forcément coercitive et elle donc est une véritable institution, historique, culturelle et sociale.. C’est en ce sens aussi que chaque langue que nous avons à apprendre devient notre langue maternelle et elle implique une certaine manière de penser le monde.
Quant au langage c’est un système de signes ou de symboles, socialement institués et stables, qui peuvent être verbaux ou écrits (les mots), utilisés intentionnellement par un sujet pour exprimer et communiquer. Ces signes sont susceptibles d’être traduits dans différentes langues avec plus ou moins de pertinence et de justesse.
La parole est une opération subjective proférée par un locuteur qui va puiser dans sa langue les éléments nécessaires à l’expression de sa pensée, émotions et autres…
Ces définitions posées nous devons reconnaître que nous ne posséderons jamais notre langue maternelle et pourtant, avec le vocabulaire limité dont nous nous servons, nous pouvons être compris, nous pouvons communiquer nos idées et nos pensées à autrui. Il reste que notre question nous oblige à réfléchir sur deux conceptions paradoxalement antithétiques et néanmoins liées des rapports qui existent entre la pensée et le langage.
D’une part nous avons la conception classique qui affirme que la pensée ne peut que précéder le langage, c’est-à-dire l’expression de ce que nous avons réfléchi intérieurement et que nous exprimons. Exprimer c’est en ce sens faire passer ce qui est captif de l’intériorité consciente du sujet à son extériorité. Ainsi, presser une orange n’est autre qu’en exprimer le jus. Un Boileau par exemple écrivait : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément. » Preuve s’il en était, pour, lui de l’antériorité de la pensée sur le langage. Or une objection, et de taille, peut être invoquée : comment pourrais-je prendre conscience de ma pensée si je n’avais pas les mots pour la tirer du magma d’inconscience relative où elle était et ainsi de la mener à la plus ou moins grande clarté de son propre sens ? Plus encore, comment pourrais-je penser que mes mots ne sont qu’une traduction d’un texte original et plus parfait qui serait celui de ma pensée ? Encore faudrait-il que cette pensée toute intérieure soit elle-même formulée en mots ! Ce faisant nous sommes peut être amenés à considérer qu’il y a deux paroles, l’une toute intérieure, mais déjà articulée et l’autre se mettant au monde par son extériorité même, celle des risques de la communication. Y-a-t-il alors une dégénérescence de la pensée qui quitte son silence intérieur pour s’aventurer sur les chemins de la communication et donc sur les sentiers de l’équivocité, qui a pour autre nom la plurivocité du sens ? G.W.F. Hegel avait affirmé sans aucune hésitation : « C’est dans le mot que nous pensons.(…)Vouloir penser sans mots c’est une tentative insensée. » En effet, essayons de penser sans mots et que nous restera-t-il de nos pensées, fussent-elles les plus brillantes, voire géniales ? Un simple brouillard épais et cotonneux qui glisse entre les fils ténus de la conscience pour finir dans l’inconscience et la perte. Où sont donc nos très chères pensées dont nous pouvons raisonnablement douter que nous n’avons même pas été en mesure de les penser ? Toutefois d’autres questions surgissent : que penser du peintre qui prend résolument le parti du silence et qui pense le monde en peinture en prêtant son corps aux choses ? Quid du musicien, qui certes use d’un langage très codifié, mais peut-on dire qu’il pense le monde en musique ? La pensée n’est-elle pas autre qu’un « silence intérieur déjà bruissant de paroles » ? Bref nous sommes des êtres de langage, de mots et de paroles et nous essayons avec eux et elles de parvenir à l’expression de nos pensées les plus enfouies. Bien sûr des échecs il y a mais ne sont-ils pas inhérents aux risques même de toute expression ?
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